ÊTRE DANS UN LIEU, LE CAPTER, L'ENTENDRE ET S'ENTENDRE AVEC LUI

Mo Gourmelon : Pourquoi avoir orienté vos recherches, - dès votre formation artistique - sur les sols ?

Régis Perray : Quand j'étais étudiant en seconde année à l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes, je ponçais une petite planche en bois pendant les cours de peinture. Arrivé en troisième année, on avait de grands ateliers avec des murs blancs et propres (suite aux diplômes passés l'année précédente) mais des planchers très sales avec les traces de plusieurs générations d'étudiants. J'ai donc, pendant une année, poncé avec du papier de verre, ma parcelle de plancher dans l'atelier. Puis, peu à peu, j'ai compris que mes recherches porteraient sur les sols à travers notamment leur entretien (poncer, gratter, laver, astiquer, patiner...), avec des outils simples comme l'éponge, le papier de verre, le balai... et donc des durées importantes, et cela souvent dans des lieux abandonnés, presque disparus.

MG : Pourquoi des lieux abandonnés presque disparus ? Pourquoi ce dénuement d'outillage ? Quel est votre rapport au passé ?

RP : C'est toujours une émotion forte qui détermine ma volonté d'agir dans un lieu. Il est vrai que les architectures qui n'ont plus de fonctions particulières m'attirent par leur silence, les traces d'activités, d'usage, de présence. Je ne suis pas restaurateur. Avec de simples outils je veux juste, parfois, redonner de l'éclat à des matériaux ternes, poussiéreux... même s'ils sont en mauvais état. C'est pourquoi mes outils sont des compagnons importants pour me permettre de respecter les surfaces. Le temps de mes actions est souvent déterminé par le rapport qui existe entre la surface et l'utilisation de matériaux non électriques qui permettrait de travailler rapidement. Le temps passé à faire les choses est important pour moi, il constitue un élément formateur, constructeur ; je pense à une définition de mon petit dictionnaire LES MOTS PROPRES, de Astiquer à Zen : "LOIN. Courir pour aller plus vite, balayer pour aller plus loin".

MG : Que sous-tend votre volonté de restitution d'une parcelle ?

RP : Les lieux que je rencontre ont souvent beaucoup de vécus, de traces, de dépôts du passé. Je "dépoussière "ce qui n'est plus visible et qui avec de l'entretien peut souvent avoir un bel aspect et se révéler encore être un lieu d'investissement, du possible. Avec un minimum d'attention on arrive à maintenir, à protéger des endroits magnifiques. J'essaye de vivre ces lieux en étant actif et surtout en ayant toujours avec eux une relation dans laquelle le plaisir est primordial. J'ai déjà fui des endroits peu propices à mon évolution ou alors sources de désagréments si importants que je ne puisse plus y être serein.

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MG : Sur quels types de sols intervenez vous, comment les choisissez vous ? Tout type de sol peut-il convenir ou avez-vous des attentes particulières ?

RP : C'est avant tout l'atmosphère du lieu qui me guide. Je n'interviens que si le sol est en mauvais état ou parfois sale. Le parquet a ma préférence. J'ai aussi balayé du sable sur les routes d'accès aux pyramides de Gizeh. Du sable qui revient chaque jour et donc une action éphémère et un peu absurde face au désert qui borde les pyramides. Et puis il est important pour moi que chaque intervention soit logique et en même temps une amorce vers de nouveaux chemins. Je refuse systématiquement toutes les propositions dans lesquelles je perçois que je suis invité un peu comme un "nettoyeur". Il est hors de question que je fasse une action, surtout longue, si cela ne doit pas être aussi une source de plaisir.

MG : Si je dois reprendre votre évocation d'action un peu absurde, vous partagez effectivement avec Sisyphe l'inachèvement sinon l'éternel recommencement. Mais la comparaison s'arrête là, me semble-t-il. Vous n'êtes pas attaché à un lieu et demeurez maître de vos déplacements... Comment s'agencent-ils les uns en fonction des autres ?

RP : Une partie de mes projets est déterminée à l'avance et souvent depuis longtemps. La recherche artistique est comme la recherche scientifique, il faut du recul et une vision d'ensemble pour mieux travailler en ayant toujours les yeux et l'esprit ouverts sur ce qui arrive. L'agencement dont vous parlez est comme une évolution qui concerne aussi bien la pensée que la réalisation de mes activités. Cela se met en place, petit à petit, entre les projets personnels et les propositions que je reçois.

MG : Comment se jouent les interférences de vos actions "laïques" et "religieuses" et interfèrent-elles ?

RG : Que le lieu soit religieux ou non c'est toujours lui qui m'indique la nature de l'action. Par exemple, dans l'église Notre Dame du Bon Port à Nantes évoquée plus tôt, mon corps participe à l'entretien d'une rosace en bois pendant mon temps de recueillement qui est différent à chaque visite. La même action de "patinage artistique" dans le Musée des Beaux-Arts de Nantes en 2000 était réalisée 7 à 8 heures tous les jours pendant un mois et demi avec beaucoup de déplacements, de changements de rythmes et des états d'esprits jamais identiques. En général, mes actions sont ritualisées par le lieu mais aussi par le rythme, la répétition, la concentration.

MG : Quelle est votre définition du rite ?

RP : C'est en premier lieu l'expression d'une foi personnelle, qui n'est pas que religieuse. C'est un peu un cérémonial qui sert à s'entretenir avec des endroits qui ont une âme. Il y a la rencontre puis différentes actions pour respecter et donner à voir autrement.

MG : Quels rythmes mettez vous en jeu ?

RP : Avant tout, les rythmes du corps qui va parfois pendant de nombreux jours être en action, comme un sportif. C'est pourquoi je suis très attentif à l'évolution de mon travail. Parfois il vaut mieux ralentir ou se reposer pour être efficace ou alors demeurer en bonne santé. Comme je le dis souvent : l'art oui mais la vie encore plus.

MG : Votre travail est à la fois centré sur vous et ouvert sur l'extérieur. L'ouverture s'attache à recueillir, l'introspection à se recueillir. Comment se combine ces deux actions ?

RP : Je perçois mes recherches sur les sols comme une synthèse entre d'une part la relation avec un lieu, un pays dans lequel souvent je vais être actif par des interventions de nettoyages, d'entretiens... et d'autre part la perception, la réflexion qui me conduit par exemple, à définir des mots pour mon dictionnaire ou à déterminer mon travail à venir. Etre dans un lieu, le capter, l'entendre et s'entendre avec lui est une nécessité pour travailler.

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Extraits de l'entretien réalisé par mail en mars 2004 pour le catalogue et les expositions Traverser la ville. Production Espace Croisé