LA RICHESSE DE L'IMPRÉVISIBLE

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Que se soit en grattant, en humidifiant ou en dépoussiérant, par des gestes simples, Régis cherche à révéler l'essentiel. La réalité en soi du lieu peut être cachée par différents signes du temps et d'un non-entretien que l'artiste se donne la mission d'enlever. Ainsi, dans le vieux cimetière juif, il a entrepris le ramassage des détritus laissés par les touristes ou jetés par-dessus les murs qui encerclent le cimetière en prenant soin de laisser les bougies et les papiers de vœux laissés par les fidèles venus du monde entier pour les fêtes juives. En ôtant ce qui nuit à l'identité du cimetière, la propreté, l'ordre et le respect du lieu est rétabli, "être propre, c'est être en propre, être soi (...) séparé de la souillure du non soi"1.

Il en va de même pour l'action réalisée dans de ce qui fut une partie du nouveau cimetière juif. Dans un quartier périphérique, au milieu d'un terrain vide délimité d'une enceinte de stèles en béton, Régis a effacé à l'aide d'une spatule un tag antisémite ("Nazi") souillant une plaque commémorant le cimetière. Cet acte est sans doute le plus significatif et le plus fort réalisé lors de la résidence. Il ne s'agit plus seulement ici de lutter contre le temps, l'abandon ou la dégradation mais aussi contre l'absurdité et l'intolérance incarnées dans un antisémitisme persistant. En effaçant ce tag, il redonne sa place à l'étoile juive et au devoir de mémoire. Cette mémoire déjà bafouée par les nazis lorsqu'ils ont rasé le cimetière semble encore poser problème. Dans la vidéo qui retrace l'action, on peut entendre la vie s'agitant dans et autour cet étrange espace. Le cimetière est en fait aujourd'hui un lieu de passage, entouré d'une route, d'immeubles, d'un cimetière catholique et d'une église. Par sa présence et son geste, Régis Perray redirige les regards sur ce qui est devenu un "non-lieu". Pendant le temps de l'action au moins, le respect, la mémoire et l'attention prennent la place de la négligence, de l'indifférence et du mépris. L'artiste n'a pas la vanité de changer fondamentalement les choses et les mentalités, ses interventions questionnent seulement le lieu et la responsabilité de chacun.

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Régis Perray préfère donc le sol aux grattes ciel, convaincu, comme Michel de Certeau, que "C'est" en bas "au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité que vivent les pratiquants ordinaires de la ville"2. L'attachement aux choses simples, à la vie quotidienne participe de cette humilité.
En ce sens, la démarche de Régis est liée à la peinture flamande du XVIIe siècle. On retrouve en effet, le même amour du monde dont parle T. Todorov dans " L'éloge du quotidien ", cet hymne à la vie dans ses aspects les plus élémentaires. Les actions de Régis Perray ainsi que les tableaux de Bruegel ou De Hooch sont marquées par la même reconnaissance de la beauté et de la valeur des choses les plus simples, des gestes les plus quotidiens. L'art n'est pas ici une échappatoire au quotidien, mais au contraire, il accentue sa temporalité circulaire. Les gestes répétés sont toujours simples : dépoussiérer, balayer, ramasser, jeter, ranger, astiquer, curer, gratter, poncer, lustrer, nettoyer, laver, essuyer... triviaux et sans intérêt pour le sens commun, ils sont considérés, dans l'œuvre de ces artistes comme fondamentaux dans le sens où ils organisent notre rapport au monde. Les mots de Todorov expriment justement ce principe : "L'être représenté est au service de l'action qu'il accomplit ou de la situation dans laquelle il est pris, (...) la scène de vie quotidienne n'isole pas les êtres, elle représente l'engagement des individus dans l'existence"3.

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La répétition des gestes et l'état de concentration est en effet proche ici du rituel. En ce sens les actions de Régis trouvent une correspondance en Pologne, où la vie quotidienne est encore très rythmée par la religion à travers les fêtes saintes, les messes, les processions, les pèlerinages. Par la répétition, le rituel apparaît selon un rythme régulier qui crée un espace fragile d'équilibre et d'harmonie. Comme l'explique Gilles Deleuze dans une analyse de la ritournelle, la répétition crée "un début d'ordre dans le chaos", un "centre stable"4, autrement dit un chez soi. Agir dans un lieu est donc une façon de l'investir et de le faire sien. La réflexion de Mircea Eliade sur la consécration d'un espace par le rituel convient aussi aux actions de Régis dans le sens où le corps, à travers des gestes répétitifs organise son espace et le reconnaît. Un ordre est ainsi établi, l'espace consacré étant défini contrairement à l'espace inconnu qui reste indéfini. "Pour vivre dans le monde, il faut le fonder"5. Pour l'artiste, l'activité la plus simple devient le motif d'une recherche et l'occasion d'expérimenter l'être là dans le monde. Le travail et les tâches quotidiennes sont considérés comme une source d'épanouissement et non plus comme une contrainte, proche d'un des préceptes fondamentaux de la philosophie Zen appelant à vivre le "quotidien comme exercice"6.

La pratique de Régis se nourrit de différentes spiritualités que sont le christianisme, l'islamisme et le zen. Le processus de l'œuvre est considéré comme un moyen de se réaliser, chaque action est ainsi une nouvelle occasion d'affirmer ses gestes, de construire son rituel, sa propre religion, en dehors de tout dogme. La résidence à Lublin a permis d'expérimenter un nouveau contexte, différent de celui rencontrer en Égypte mais tout autant rythmé par le religieux. Alors qu'a priori rien ne prédestinait l'artiste à venir en Pologne, ce pays s'est révélé d'une richesse exceptionnelle en résonance à l'attachement à la terre, le respect de la tradition et le rituel. Ce contexte favorable a permis de poursuivre, d'approfondir et d'affirmer les recherches engagées depuis 1995. Il me semble aussi que cette expérience, par les découvertes, les remises en questions et les bouleversements qu'elle a provoqués gratifie la pratique de Régis Perray d'une capacité d'adaptation et d'une ouverture à l'imprévisible.

Extrait du texte de Lucie Cavey publié dans Lublin, édition Galeria na Prowincji. 2003

1 - Jean-Claude Kaufmann, Le cœur à l'ouvrage, Théorie de l'action ménagère, Paris, Editions Nathan, Paris, 1997
2 - Michel de Certeau, L'invention du quotidien 1. arts de faire, p. 141, Paris, Gallimard, 1990
3 - Tzvetan Todorov, Éloge du quotidien, Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, p. 22, Paris, Le Seuil, 1997
4 - Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux Capitalisme et Schizophrénie 2, p. 30, Paris, Éditions de Minuit, 1980
5 - Mircea Elliade, Le sacré et le profane, p.26, Paris, Gallimard, 1965
6 - Karlfried Graf Dürckheim, Pratique de la voie intérieure, le quotidien comme exercice, Paris, Le courrier du Livre, 1996