LES TRAVAUX ET LES JOURS

S’il est une donnée fondamentale autour de laquelle s’articule le travail de Régis Perray, il me semble que c’est bien la question du lieu et par conséquent les notions de nomadisme qui s’y rattachent. De nombreux critiques d’art ont déjà largement retracé l’historique des recherches scientifiques sur les rapports de cause à effet entre le phénomène de la marche et la formation de la pensée pour expliquer l’importance fondamentale du processus de déplacement dans la création artistique. Si à la différence d’artistes contemporains comme Francis Alys, le laboratoire Stalker, Gabriel Orozco et autres "piétons planétaires" le déplacement n’a pas valeur de motif dans les œuvres de Régis, en ce sens qu’il ne constitue pas en soi un acte artistique figuré par des traces de son propre déroulement, il forme tout de même la base sur laquelle elles s’élaborent.

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Depuis quelques années déjà, les recherches sur les sols que Régis a engagées se matérialisent en effet essentiellement par des activités laborieuses, par définition itératives, et en l’occurrence déployées sur des temporalités étendues. À cet égard, l’action intitulée Centre d’entraînement pour retourner au Pilat et à Saqqara9 exemplifie parfaitement la démarche de l’artiste en ce qu’elle rend palpable, par sa démesure, les principes fondateurs de l’œuvre présents depuis les toutes premières pièces10 : travail pénible effectué sans outils ou avec des instruments dérisoires, impliquant la répétition cyclique des mêmes tâches, n’ayant d’autre but que son propre déroulement et caractérisé par une disproportion saisissante entre les efforts déployés et le caractère éminemment éphémère des réalisations. Exemple parfait s’il en est de "dépense improductive"11 telle que la nomme Georges Bataille dans sa description des activités qui "ont leur fin en elle-même" et substituent à une économie basée sur la production de valeur ajoutée, une économie de la perte qui rend caduque la notion traditionnelle d’utilité.
Le titre de cette pièce renseigne à lui seul sur la méthodologie de l’artiste qui aborde la réalisation d’actions impliquant des efforts physiques conséquents et soutenus, comme le ferait un sportif. Les actions de longue durée entreprises dans le cadre des expositions auxquelles il participe, débutent véritablement en amont du vernissage, la période d’entraînement et d’appréhension du lieu faisant partie intégrante de l’œuvre, au même titre que les temps de repos qui la scandent. Répéter, refaire, recommencer, reproduire inlassablement, afin, d’une part, d’intégrer progressivement le rythme engendré par le processus lui-même et, d’autre part, de préparer physiquement le corps à la réalisation de pièces ultérieures. C’est ainsi que Régis Perray a fait réaliser, en prévision de son Patinage artistique au Musée des Beaux-Arts de Nantes12 une plate-forme de bois brut d’un mètre carré sur laquelle il s’est exercé à patiner sur des patins de laines, jusqu’à ce que la surface soit parfaitement lustrée. Cette pièce, étape majeure d’une série de "Patinages artistiques" effectués en des lieux divers, s’apparente plus que tout autre à une danse, la façon dont l’artiste engage son corps dans la réalisation de ce va-et-vient incessant devant les œuvres du Musée, tenant réellement de la chorégraphie.

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La volonté obstinée d’investir en priorité des lieux victimes d’abandon de tous ordres et la tentative éperdue de lutter contre la fatalité du passage du temps, avec des moyens humains, par essence dérisoires confrontés à la puissance de la nature, le rapproche à mon sens de plus en plus de la spiritualité mystique présente dans la réflexion menée par Gordon Matta-Clark sur l’univers domestique notamment. La nature processuelle des œuvres de Régis emprunte à ces illustres aînés le primat du moment de la réalisation sur leur restitution dans l’espace de la galerie, du musée, du lieu dévolu à l’art au sens large du terme. On peut affirmer que dans le travail de Régis "l’œuvre comme objet fini s’efface devant l’œuvre-en-cours, appréhendée comme une situation. L’œuvre authentique, en vérité, c’est l’"œuvré" et son temps réel, non l’éternité possible de son exposition, mais bien le moment de son élaboration"16. Quoi de plus logique pour une personne pour qui l’art est avant toute chose une activité éminemment quotidienne, "un acte de participation au monde"17 par lequel se définit son projet de vie.

Lise Viseux

Extrait d'un texte publié dans le catalogue et pour l'exposition Sur les sols de Malakoff/Pré-Gauchet Frac des Pays de la Loire 2002.

9 - Action et vidéo réalisées au Confort Moderne à Poitiers en 2001, ayant consisté à transporter, pendant 49 jours, un tas de 30 tonnes de sable, de salle en salle, sur les 1500 m2 de l’espace d’exposition, avec une pelle et deux seaux, dans le cadre de l’exposition collective Le détour vers la simplicité : expériences de l’absurde. Le site du Pilat renvoie à une action de désensablement des blockhaus situés au pied de la dune éponyme (janvier 2001), et Saqqara, au désensablement de monuments sur ce site archéologique (mars 1999).

10 - Comme par exemple la vidéo Petit ramassage d’automne dans mon jardin à Petit Mars dans laquelle l’artiste s’emploie à ramasser à la main les feuilles tombées au sol dans un périmètre délimité par quatre arbres.

11 - Georges Bataille, "La notion de Dépense", La part Maudite, Minuit, 1967.

12 - Résidence réalisée au Musée des Beaux-Arts de Nantes du 23 septembre au 6 novembre 2000, dans le cadre de l’exposition Le Travail c’est la santé (Zoo Galerie, Nantes & divers lieux, Rennes). Commissariat association k@rl.

16 - Stephen Wright, "Le dés-oeuvrement de l’art", Mouvements, n°17, sept.-oct. 2001, p.9.

17 - Titre de l’anthologie des textes de François Pluchart éditée par les Archives de la Critique d’Art, Paris, Jacqueline Chambon, 2002.